L'Association des lecteurs et usagers de la Bibliothèque nationale de France (ALUBnF) nous a fait parvenir, ci-dessous, la lettre que son bureau a adressée aux membres du Conseil scientifique de la BnF. Ce conseil se réunira le mardi 28 juin 2022 et son président, Pascal Ory, a évoqué son souhait d'émettre un avis sur la réforme des communications. L'ALUBnF a souhaité dans ces circonstances faire connaître aux membres du conseil scientifique la position des lectrices et des lecteurs telle qu'elle s'est exprimée et continue de s'exprimer dans la mobilisation pour le rétablissement des communications directes en bibliothèque de recherche toute la journée.

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Paris, le 26 juin 2022

 

Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les membres du conseil scientifique,

 

Le 2 mai dernier est entrée en vigueur une réforme de la communication directe des documents en bibliothèque de recherche à la Bibliothèque nationale de France. Cette réforme supprime la possibilité de commander directement le matin des ouvrages conservés dans les magasins du site Tolbiac, la communication directe ne débutant qu’à 13h30 et se prolongeant jusqu’à 17h.
Cette réforme a suscité, avant même sa mise en œuvre, une forte inquiétude et une vive opposition de la part des lectrices et des lecteurs de la bibliothèque de recherche, les premiers concernés. Cette inquiétude et cette opposition se sont manifestées par des courriers adressés à la direction de la Bibliothèque nationale de France, dont vous avez parfois été destinataires à titre d’information. Elles se sont aussi formulées dans une pétition lancée au mois d’avril et qui a largement dépassé désormais les 16 000 signataires. Elles ont été réitérées enfin dans une tribune revendiquée par plus de 430 personnalités du monde de la recherche et de la culture, parue dans le journal Le Monde le 21 juin dernier.

Dans le monde actuel de la recherche, marqué par l’exigence d’excellence et de productivité, marqué aussi par la nécessité pour les chercheuses et les chercheurs de défricher des champs toujours plus neufs, de proposer des projets toujours plus audacieux, de publier avec une régularité de métronome et une fréquence toujours accrue, interdire pendant plus de la moitié de la journée les communications directes dans la plus grande bibliothèque de recherche du pays est une décision qui va absolument à contre-courant des besoins de la recherche française et de la recherche internationale sur la France.
Différents arguments ont été avancés par la direction de la Bibliothèque nationale de France pour justifier cette décision qui intervient après deux années de suppression de la communication directe des documents en raison des contraintes sanitaires exceptionnelles imposées par la pandémie de SARS-COV2. Lectrices et lecteurs attendaient avec espoir et impatience un retour « à la normale », après deux années de dégradation forcée (mais de dégradation malgré tout) du service public de leur bibliothèque de recherche. Leur déception est immense.
Les pratiques des lectrices et lecteurs ont évolué dans la dernière décennie, nous dit-on, à grands renforts de pourcentages illustrant la décrue des communications directes. Oui, les communications directes en bibliothèque de recherche ont baissé, grâce à la numérisation et à la mise à disposition sur Gallica de très nombreux ouvrages et périodiques, grâce aux ressources électroniques accessibles par l’intermédiaire de la BnF mais aussi des institutions académiques. Les communications directes continuent pourtant de représenter plus de 600 000 documents annuels (chiffres issus des statistiques de communication auxquelles s’ajoutent les communications hors système informatique), soit plus de 2000 en moyenne par jour ouvré. La Bibliothèque nationale de France reste sans contestation possible la plus grande bibliothèque de recherche française et européenne. Elle demeure pour plus de 26 000 lectrices et lecteurs (chiffres de 2019, Rapport sur la fréquentation des usagers de la BnF) un havre fécond, un lieu de travail, un espace indispensable à l’élaboration de leur recherche.

Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les membres du conseil scientifique, beaucoup parmi vous ont connu les heures de dépouillement en salle de lecture, les rebonds, les fausses pistes et les découvertes impromptues d’une recherche qui n’a qu’à tendre la main pour se nourrir et s’épanouir.
Vous savez combien le temps long de l’accès aux documents est indispensable à la construction d’une recherche, particulièrement pour les chercheuses et chercheurs débutants que sont les masterants (25% des lecteurs du Rez-de-Jardin) et les doctorants (25% des lecteurs du Rez-de-Jardin), lectrices et lecteurs aux horaires peu flexibles et souvent limités que ce soit à cause d’un emploi parallèle à leur recherche, de l’éloignement ou d’une famille à charge. Comment attendre d’eux qu’ils sachent la veille ce qu’ils devront chercher et trouver ? Quand bien même pourraient-ils réserver 100 documents la veille que cela n’aurait pas de sens pour une recherche qui s’apprend encore.

Vous savez aussi le temps haché dont disposent aujourd’hui les personnels titulaires du monde académique (23% des lecteurs du Rez-de-Jardin), entre services d’enseignement de plus en plus lourds et charges administratives chronophages. La recherche est une obligation statutaire de ces personnels, qui n’ont plus pour la mener que des interstices temporels. L’absence de communication directe avant 13h30 signifiera tout simplement pour eux renoncer à mettre à profit les rares matinées qui se libèrent et qui auraient pu permettre de commencer ou d’achever un article.

Vous savez enfin que la recherche se fait aujourd’hui très largement hors des universités et des organismes de recherche, particulièrement en littérature et sciences humaines et sociales, des domaines si richement éclairés par les collections de la Bibliothèque nationale de France. En ouvrant ses portes à toutes ces chercheuses et ces chercheurs sans statut académique (22% des lecteurs du Rez-de-Jardin, soit autant que les personnels académiques), la Bibliothèque nationale de France répond à sa vocation historique d’accueil chaleureux et sans préjugé de toutes celles et ceux qui ont à cœur de faire progresser le savoir. Les priver de plus de la moitié du temps de communication directe ne pourra qu’entraver leur travail, les décourager de fréquenter régulièrement la bibliothèque et les conduire peut-être à renoncer à ces doubles journées de travail qu’ils consentaient jusqu’alors de grand cœur tant que la matière de leur recherche était facilement disponible.

La réforme des communications directes n’est pas une simple adaptation à des pratiques nouvelles, librement choisies par les lectrices et lecteurs. Elle entérine et accentue l’évolution par la contrainte, institutionnelle, statutaire et économique, des usages de la recherche, et restreint de fait la liberté académique. Elle initie un cercle vicieux de moindre fréquentation d’une bibliothèque où les communications seront moins accessibles, justifiant a posteriori l’idée que les chercheuses et chercheurs choisissent de ne plus demander d’ouvrages alors qu’ils ne le peuvent tout simplement plus.

Cette réforme qui relève de l’organisation et du fonctionnement de la bibliothèque de recherche, réforme qui répond à des nécessités de redéploiement du personnel insuffisamment nombreux de l’institution pour d’autres missions, a déjà et aura des effets scientifiques délétères et irréversibles à l’échelle nationale et internationale.

Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les membres du conseil scientifique, votre mission est d’éclairer la direction de la Bibliothèque nationale de France « sur toutes les questions relatives aux orientations de la politique scientifique et culturelle de l'établissement et à ses activités de recherche » et de « [faire] toutes propositions relatives à [sa] politique scientifique ». Nous vous conjurons pour cette raison de renoncer à émettre un avis sur cette réforme si ce n’est pour la condamner fermement et réclamer avec nous aux ministères de tutelle les moyens pour la Bibliothèque nationale de France de remplir pleinement toutes ses missions.
En vous saisissant de cet objet autrement que pour le rejeter absolument, vous faites d’une réforme organisationnelle et circonstancielle, une orientation scientifique de la Bibliothèque nationale de France, ce qui serait dramatique pour l’avenir de la recherche française et ce que nul n’attend de vous, pas même la direction de cette institution qui reconnaît volontiers qu’elle rétablirait sans discussion les communications directes toute la journée si elle disposait des moyens humains pour le faire.

 Les lectrices et les lecteurs de la Bibliothèque nationale de France ont confiance dans la haute considération que vous portez à la recherche, à sa complexité et à ses besoins, ils connaissent votre attachement sans faille à la vocation scientifique de la Bibliothèque nationale de France. Ils savent que vous saurez prendre la seule décision qui protège l’une et l’autre.


Le bureau de l’Association des Lecteurs et Usagers de la Bibliothèque nationale

 

Association des lecteurs et usagers de la Bibliothèque nationale de France (ALUBnF)

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