Communiqué commun de l’Association des archivistes français (AAF), l’Association des historiens contemporanéistes de l'enseignement supérieur et de la recherche (AHCESR) et l’Association Josette et Maurice Audin, publié le 4 décembre 2020 :

 

La dérive du secret défense contre l’accès des citoyens et des chercheurs aux documents publics

Cette analyse est volontairement limitée aux conséquences de nouveaux textes réglementaires pour l’accès aux archives publiques. Les auteurs, archivistes, historiens et juristes, n’ignorent pas que ces textes posent des problèmes plus généraux pour l’accès à l’information, pour l’administration de la Justice et pour le contrôle parlementaire. Ils n’écartent pas la possibilité que les débats sur les archives cachent partiellement ces enjeux démocratiques. Ils entendent montrer par cet argumentaire portant spécifiquement sur les archives la nécessité de  contester collectivement un viol de la loi par des dérives bureaucratiques inadmissibles de l’État.

Une instruction interministérielle sur le secret défense limite l’accès aux documents de l’État pour les chercheurs et les citoyens

En 2011, une révision de l’Instruction ministérielle sur la protection du secret de la défense nationale (IGI-1300, article 63) a précisé que tout document portant un marquage Secret Défense, dit « classifiés au titre du secret de la défense nationale », devait être déclassifié par l’autorité compétente avant communication. Cette obligation contredisait le code du patrimoine qui garantissait jusqu’alors un accès de droit aux archives publiques, pour les documents dont la communication portait atteinte au secret de la défense nationale, à l’issue d’un délai de de cinquante ans. Dès lors, des documents déclarés « en droit », par le législateur, librement communicables aux chercheurs ou aux citoyens ne l’étaient plus automatiquement.

Depuis janvier 2020, une interprétation de plus en plus restrictive de cette instruction ministérielle a entraîné le blocage de nombreux fonds aux Archives Nationales, aux Archives du Centre d’histoire de Sciences Po à Paris comme aux archives de la Défense (au Service historique de la Défense, SHD). Des documents qui étaient librement communicables et communiqués, des documents qui avaient été publiés dans de nombreux livres d’histoire  sont, aujourd’hui, inaccessibles. Premièrement, l’obligation de faire mettre une marque de « déclassification » par les services producteurs émetteurs crée des procédures chronophages (en réalité inapplicables), en raison du volume de documents classifiés. Le SHD a même dû fermer temporairement en janvier. Deuxièmement, cela permet aux administrations de faire obstacle à la communication d’archives publiques par des refus de déclassification ou, tout simplement, en ignorant les demandes.

Cette situation a conduit deux associations professionnelles d’archivistes (AAF*) et d’historiens (AHCESR**), l’association Josette et Maurice Audin et enfin un collectif de chercheurs, à déposer, le 23 septembre 2020, un recours en annulation de l’article 63 de l’IGI-1300 devant le Conseil d’État. Une nouvelle mouture de l’IGI-1300 a été publiée au Journal officiel le 15 novembre 2020. Loin de répondre aux demandes des chercheurs et archivistes, elle aggrave la situation de la recherche et pose de graves problèmes démocratiques.

L’IGI, en deux étapes, 2011 et 2020, redéfinit sur des bases nouvelles la notion de secret d’Etat. Elle s’appuie sur une philosophie du secret de nature antirépublicaine en libérant les administrations, au premier rang, celles de l’Intérieur, de la Défense et des Services spéciaux, des contraintes du contrôle démocratique. Elle donne tout pouvoir, y compris de façon rétroactive, pour définir un périmètre autorisé de la recherche. L’IGI, sous des habits réglementaires, viole la loi en proclamant la supériorité des instructions particulières sur la loi, expression de la volonté générale : ses dispositions sont une limite à l’exercice des droits de contrôle des citoyens sur leurs gouvernants.

Nous demandons l'annulation de l'IGI nouvelle en tant qu'elle impose une procédure de déclassification de documents d'archives publiques librement communicables de droit.

* Association des archivistes français ; **Association des historiens contemporanéistes de l’enseignement supérieur et de la recherche.

 

La nouvelle IGI va contre la loi

  • Des dispositions inutiles : Une des justifications de l’IGI est la volonté de protéger les informations les plus sensibles. Or, ces informations sont déjà protégées par la loi de du 15 juillet 2008 relative aux archives, inscrite dans le Code du patrimoine, qui a prévu un délai de cinquante ans pour l’accès aux documents dont la communication porte atteinte au secret de la défense nationale et qui a introduit la catégorie « d’archives incommunicables », repris dans le Code du patrimoine (article L213-2 concernant la localisation et fabrication d’armes de destructions massives, etc.). L'IGI est donc inutile. Le Code du patrimoine est — à lui seul — suffisamment protecteur du secret de la défense nationale.
  • Une remise en cause de la hiérarchie des normes : L’interprétation de l’IGI depuis 2011 consiste à considérer qu’un texte réglementaire est supérieur à la loi, ce qui est contraire aux principes constitutionnels. L’administration prétend fonder son exigence de déclassification sur le Code pénal. Elle méconnaît l’objet du Code pénal. Cet objet est la définition du délit constitué par l’atteinte au secret de la défense nationale et de sa sanction. Le Code du patrimoine a, lui, pour objet de définir les conditions dans lesquelles peuvent être communiqués les documents « dont la connaissance porte atteinte au secret de la défense nationale » (article L213-2)

La nouvelle IGI marque une volonté de fermeture des archives sans précédent

La nouvelle IGI viserait à harmoniser le Code du patrimoine et le Code pénal. En réalité, il n’est pas question d’harmoniser les codes mais de contrôler la communication des archives publiques.

  • Tous les documents postérieurs à 1934 peuvent être rendus incommunicables de façon définitive, en cas de refus de déclassification. La nouvelle IGI-1300 fixe à 1934 la date avant laquelle les archives couvertes par le secret de la défense nationale sont considérées comme de droit déclassifiées, alors que le Code du patrimoine dispose que les archives de plus de cinquante ans sont librement communicables (soit, en 2020, tous les documents antérieurs à 1970). Cette nouvelle date de 1934 constitue en outre un recul par rapport à ce qui se pratiquait, notamment au SHD. En janvier 2020, lorsque le SHD a commencé à appliquer systématiquement les déclassifications, après l’avoir fait de façon ciblée depuis quelques années, seuls les documents postérieurs à 1940 devaient être déclassifiés avant communication.

 

  • Le périmètre du secret défense est fixé par une borne arbitraire : la nouvelle version de l’IGI, en fixant la date de 1934, ignore qu’avant la première IGI, en 1952, chaque administration utilisait des marquages qui n’étaient ni codifiés, ni harmonisés. La première définition légale de classification – révisée à plusieurs reprises depuis – date de 1952. En remontant à 1934, l’IGI-1300 de 2020 interprète comme « secrets » des documents qui n’avaient pas alors de qualification officielle. D’où ce travail absurde qui consiste à déclassifier des menus du maréchal Pétain ou autres documents portant des tampons secrets qui  ne relèvent en aucun cas du « secret-défense » et n’ont donc pas été enregistrés au préalable, ainsi que l’exige l’IGI.
  • L’IGI favorise une gestion arbitraire des archives et crée une nouvelle catégorie d’archives « non communicables » : La nouvelle IGI légalise un abus déjà présent dans la pratique depuis 2011. Faute d’une réponse de l’administration émettrice à une demande de déclassification, les archives de plein droit communicables (selon la loi) deviennent incommunicables (du fait de l’IGI) : « En cas de refus explicite ou résultant du silence gardé par l'autorité émettrice (souligné par nous) sur la demande [des chercheurs], le service détenteur est lié par la décision de cette dernière et le document demeure non communicable » ((souligné par nous, page 25 du Journal officiel du 15 novembre 2020). L’IGI introduit de fait une nouvelle catégorie d’archives non prévue par la loi à l’issue du délai de cinquante ans, l’archive non communicable sur décision de l’administration et non du législateur.
  • En outre, la nouvelle IGI reste obscure sur un point crucial : celui des critères exacts de la déclassification des documents communicables de plein droit, qui semble désormais basculer dans une appréciation purement arbitraire en opportunité. Jusqu’en 2011, c’est en fonction de la date du document, et d’elle seule, que le Législateur décidait ou non de la communicabilité d’un document, en autorisant les chercheurs et les citoyens à déposer des demandes de dérogations individuelles s’ils souhaitaient voir un document avant expiration des délais légaux. En 2011, l’IGI a imposé que des documents communicables de plein droit soient désormais déclassifiés sans indiquer selon quels critères. En 2020, la nouvelle IGI considère que même des documents peuvent demeurer non communicables car non déclassifiés, sans aucune justification à fournir.
  • Il devient possible de classer secret-défense a posteriori des archives, qui deviennent dès lors incommunicables : Et cela sans aucune limite temporelle et sans aucune justification d’aucune sorte. L’administration peut ainsi étendre de façon discrétionnaire le champ des archives non communicables (catégorie que la loi ne reconnaît pas donc ne maîtrise pas) alors même que l’une des principales avancées de la loi de 1979 sur les archives, constamment confirmée depuis lors et notamment en 2008, était de reconnaître la compétence exclusive du législateur quant à la fixation des délais au terme desquels les archives publiques devenaient librement communicables.

La nouvelle IGI handicape la recherche et les centres d’archives

  • Cette fermeture des archives nuit gravement à la recherche historique en France par rapport à celle qui se fait à l’étranger, en Allemagne, au Royaume-Uni, aux États-Unis, par exemple : comment travailler sur l’État, comment confronter les points de vue et les pratiques sans accès à des archives comparables d'intérêt et de confidentialité ? Plusieurs associations étrangères ont d’ailleurs exprimé leur solidarité avec les chercheurs en histoire de la France contemporaine et des historiens de renom ont signé le recours devant le Conseil d’État.
  • La nouvelle version de l’IGI sera un obstacle à l’efficience de l’administration et nourrira une nouvelle bureaucratie. Il faut déjà mobiliser des archivistes en nombre insuffisant pour les tâches que les services émetteurs se devaient d’accomplir avant les versements. Aux archives du SHD une trentaine d’agents de catégories A et B habilités secret-défense ont été recrutés pour une mission inutile (seulement vérifier des dates sur des documents, nous dit-on). Le recul du début de la déclassification  de 1970 à 1934 va-t-il obliger à engager un personnel supplémentaire ? Et pour quel résultat ? On ne peut croire sérieusement, comme le veut la nouvelle version de l’IGI, que l’administration actuelle, qui n’arrivait déjà pas à répondre dans les délais légaux aux simples demandes d’accès dérogatoire des chercheurs, ait jamais les moyens de réexaminer régulièrement les dates et les niveaux de classifications de la masse considérable d’archives classifiées.

La nouvelle IGI remet en cause les positions de deux présidents de la République

  • Sur la Seconde Guerre mondiale : L’IGI fait fi de la décision régalienne de François Hollande – jamais contestée à ce jour – de libérer l’accès aux archives de la Seconde Guerre mondiale.
  • Sur la guerre d’Algérie : Elle contrarie considérablement la réalisation de la promesse du président de la République  lors de sa visite à Josette Audin d’une plus grande ouverture des archives de la guerre d’Algérie, notamment concernant les disparus.

La nouvelle IGI menace les libertés académiques

  • Une remise en cause des libertés académiques. L’application de l’IGI-1300 est défendue par le gouvernement qui assure vouloir protéger la sécurité juridique des chercheurs et leur éviter des poursuites pour compromission du secret de la défense nationale. Faire peser cette menace de poursuites, assortie de sanctions très lourdes (cinq ans de prison et 75 000 euros d’amende) sur les chercheurs qui travaillent sur l’histoire de France, et dans tous les cas, freiner, par des procédures interminables, le développement de recherches rigoureuses sur des évènements importants de l’histoire récente de la France est une atteinte directe au principe de libre expression et d’indépendance des enseignants-chercheurs et des chercheurs, tel qu’il est constitutionnellement protégé.

Une histoire contemporaine sous condition ?

Grâce à l’IGI, les secrets du passé ont vocation à être bien gardés, mais aussi ceux du jour. On peut ainsi se demander si la gestion par l’État de la crise de la COVID-19 pourra un jour être étudiée par les historiens contemporanéistes ou par de simples citoyens. Alors que les archivistes ont vocation à garder trace des événements, comme gardiens des archives de l’État, de quoi disposeront-ils ? Certainement de beaucoup d’éléments mais, avec l’IGI-1300, pourra-t-on connaître les décisions prises au sein du conseil de défense sanitaire qui gère cette crise ? Tous ses participants sont tenus en effet au secret-défense, comme l’indiquait  Le Monde du 11 novembre 2020. Qui décidera de la déclassification de ces secrets et selon quel calendrier si aucune assurance n’existe que le calendrier fixé par la loi sera respecté ? Faudra-t-il attendre une décision venue du sommet de l’État et espérer une bienveillance là où il ne devrait s’agir que d’appliquer la loi?

Cette IGI asservit la liberté de la recherche et porte une atteinte irrémédiable à ce sans quoi il n’existe pas de République démocratique : le respect de la loi. Avec l’IGI-1300, un texte réglementaire se substitue à la loi et va à l’encontre d’un principe fondamental de notre droit intégré à la Constitution « Tout ce qui n’est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu’elle n’ordonne pas » (art. 5 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, 1789).

Fait à Paris, le 4 décembre 2020

Signataires :
Association des archivistes français (AAF)
Association des historiens contemporanéistes de l'enseignement supérieur et de la recherche (AHCESR)
Association Josette et Maurice Audin

Contacts :
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- Gilles Morin : Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser. et 06-01-92-32-39